"La gauche doit vouloir lutter pour gagner"
Le 3 novembre 2023 Peter Mertens a eu le privilège de prononcer le discours principal lors du lancement de Jacobin Nederland au Pakhuis De Zwijger à Amsterdam. Voici le texte intégral de son discours.
Jacobin a vu le jour en tant que magazine ouvertement socialiste . Et cette naissance vient à point nommé. Le monde d’aujourd’hui est une poudrière prête à exploser et il a plus que jamais besoin d’un socialisme décomplexé. Du socialisme, et non du capitalisme.
Le mois dernier, j’étais invité à Johannesburg, en Afrique du Sud, pour parler de mon nouveau livre, Mutinerie. Comment le monde bascule1, lors d’une conférence intitulée Dilemmas of Humanity.
Cette conférence réunissait principalement des organisations du Sud : le mouvement des paysans sans terre du Brésil, le syndicat des métallurgistes d’Afrique du Sud, les mouvements de femmes en Inde, etc. Tous ces mouvements et ces organisations ont énormément d’expérience de lutte, mais aussi de répression et de persécution.
J’étais l’un des rares invités européens. Et j’ai été frappé, encore et encore, par la même chose. L’empathie. « Vous venez d’Europe ? Vraiment ? Ça ne doit pas être simple! ». Quand je les regardais, perplexe, ils précisaient : « Avec le retour de l’extrême droite ».
Ce sont des gens persécutés par le gouvernement Modi en Inde, par Bolsonaro au Brésil ou par le régime actuel en Tunisie, qui m’ont dit ça. « Je ne pense pas que le problème en Europe soit avant tout lié à l’extrême droite », répondais-je. « Pour moi, le premier problème est le manque de confiance en soi de la gauche ».
Je pense qu’en Europe, il y a trop de rassemblements de la gauche où l’on organise la dépression collective. Où l’on se concentre sur la gravité de la situation. La faiblesse des forces de gauche. La force de l’adversaire. Notre manque de consensus entre nous.
La gauche a besoin d’ambition et de confiance en soi. Personne ne veut s’allier aux perdants.
Ce n’est pas trop mon truc. Je n’y ai d’ailleurs jamais participé. Je pense que beaucoup de choses bougent en Europe, et qu’il y a un potentiel énorme. Je pense que nous sommes sur un continent en ébullition qui peut partir dans n’importe quelle direction, y compris la bonne.
Je pense que les forces syndicales et les forces de gauche pourraient avoir un peu plus confiance en elles. Et ne pas avoir peur d’être trop petites ou en pleine croissance. Qu’est-ce que ça peut bien faire ? Ce qui est petit peut devenir grand. Et ce qui est grand peut redevenir petit.
Je viens d’un parti qui a traversé le désert en solitaire pendant longtemps. C’est un avantage. Du moins si vous savez où vous voulez aller. Se lancer dans l’aventure, grimper à bord du train de la réussite, c’est facile. Il est beaucoup plus difficile de percevoir ce qui est petit et de voir les germes de ce qui a du potentiel. Il s’agit de voir le potentiel. Il s’agit de voir le diamant sous le charbon, sous la poussière. Cela vaut tout autant pour les gens que pour les organisations ou les mouvements dans la société.
« Un monde à gagner », titre fièrement le numéro zéro de Jacobin. Voilà qui est bien dit. Voilà de l’ambition et de la confiance en soi. La gauche a besoin des deux : ambition et confiance en soi. Personne ne veut s’allier aux perdants. Les gens veulent faire partie de la vague de l’histoire, mais, plus encore, ils veulent et peuvent eux-mêmes faire naître ces vagues. Pas pour déplacer une virgule dans un texte, mais pour changer le monde. Pour rayonner. La gauche doit vouloir se battre pour gagner, et vouloir réellement gagner. Lorsque vous hésitez, doutez ou relativisez à l’extrême, les gens le sentent. Il s’agit de vouloir se battre pour gagner. Remporter de petites victoires, dans le quartier, au travail, avec le syndicat. Et des victoires plus importantes à plus grande échelle.
Bien sûr, comme le disait Bertolt Brecht, « celui qui se bat peut perdre ». Mais, ajoutait-il, « celui qui ne se bat pas a déjà perdu ». Chaque situation est différente et vous ne pouvez pas vous contenter de copier-coller des expériences.
Pour ma part, je ne peux m’appuyer que sur l’expérience que nous avons acquise ces dernières années. Et pour cela, je vous ai amené quatre mots : principes ; souplesse ; classe ; internationalisme. J’aurais préféré qu’ils riment, ou qu’ils forment une abréviation ou un acronyme qui sonne bien ou quelque chose comme ça, mais il faudra faire sans. Ce sera juste ces quatre mots : principes ; souplesse ; classe ; internationalisme.
Des principes fermes
Notre parti, le PTB, s’est considérablement développé au cours des dix dernières années. Depuis le Congrès du renouveau en 2008, il est passé de 2 800 à 25 000 membres. Avec 8 % des voix au niveau national, nous comptons 12 sièges au Parlement fédéral et 1 siège au Parlement européen. Et, selon les sondages, nous doublerons notre nombre de sièges l’année prochaine. Bien sûr, il ne s’agit que de sondages.
Notre premier pilier, ce sont des principes fermes. Un certain nombre de forces auraient voulu nous voir rentrer dans les clous du capitalisme et du débat autorisé. Nous avons aimablement refusé.
Un corps a besoin de bras et de jambes souples, mais également d’une colonne vertébrale robuste. Sans cette colonne vertébrale, la souplesse devient celle d’une poupée de chiffon.
Le travail parlementaire de nos députés se fait en fonction de la lutte sociale et non l’inverse.
Nous avons une vision émancipatrice de l’humain, un cadre d’analyse marxiste et une vision socialiste du monde. C’est notre colonne vertébrale. Nous ne sommes pas pour le capitalisme. Historiquement, le capitalisme a été un moteur de progrès, mais il a atteint ses propres limites et constitue désormais un frein à tout progrès social, démocratique et environnemental fondamental. Nous sommes pour le socialisme, une société qui protège ses deux sources de richesse : le travail et la nature, au lieu d’exploiter et de piller.
Il est important de partir de la force de sa propre conviction. Notre planète est secouée par la dégradation du climat, la crise alimentaire, la crise de la dette, les guerres économiques et militaires, l’exploitation et les déséquilibres mondiaux. Le capitalisme est incapable d’offrir une solution aux grands défis qui se présentent à nous.
Le socialisme signifie que nous pourrons enfin venir à bout des maux insolubles du capitalisme, tels que la faim, l’analphabétisme, le sans-abrisme, le racisme et la guerre. Le socialisme consiste à faire en sorte que la majorité de l’humanité ait accès à des choses basiques : un toit, un repas nourrissant, l’éducation et des soins de santé, un emploi bien rémunéré. Aujourd’hui, tout cela se heurte aux rapports de propriété et au pouvoir du capitalisme. Pour réaliser le socialisme, il faut construire un contre-pouvoir, remodeler le récit collectif, développer une nouvelle culture de la lutte.
Avoir des principes fermes est une question d’orientation : où voulons-nous aller ? Il faut prendre des mesures pour protéger son organisation, car ceux qui menacent la culture dominante de l’entre-soi se frottent rapidement à la carotte et au bâton de l’establishment.
La carotte, via de nombreux mécanismes destinés à domestiquer les rebelles. Ainsi, les parlementaires sont rémunérés de manière disproportionnée en partant du principe qu’en devenant dépendants des structures de pouvoir, ils seront moins enclins à les dénoncer et à les changer. La pression est forte pour se terrer dans la petite bulle parlementaire, entre universitaires, sur son 31, entre pairs, bien loin du monde réel.
En 1848, moins de 1 % de la population mondiale travaillait dans l’industrie. En 1950, ce chiffre était passé à 15 % et il est aujourd’hui d’environ 33 %.
Comment gérer cela ? Nous partons du principe que seul un processus d’action sociale, d’organisation et de sensibilisation sera à même de changer le rapport de force sur le terrain. Tous nos cadres et tous nos députés doivent passer au moins la moitié de leur temps sur le terrain, dans le monde réel. Le travail parlementaire se fait en fonction de la lutte sociale et non l’inverse. Nos cadres et nos députés vivent également tous avec un salaire médian d’ouvrier et reversent le surplus de leurs revenus au parti. Parce que comme nous le disons : « il faut vivre comme on pense, sinon on finit vite par penser comme on vit ».
Souplesse
Cela m’amène directement à notre deuxième principe : faire preuve de souplesse. Parce que, s’il est essentiel d’avoir des principes, cela ne suffit pas. Si on se contente de s’en tenir à des principes, on devient rigide. Il ne suffit pas d’avoir raison, il faut aussi convaincre et changer les choses. C’est une grande différence.
Ainsi, nous avons pu constater que les courants très à gauche (ce que l’on appelait autrefois le « gauchisme ») ont tendance à se retrancher dans leur propre bulle, n’ont aucun sens politique de la situation et brandissent quelques slogans gratuits depuis le confort de leur bureau. Pour ces gens, on n’est jamais assez à gauche. Ils passent leur temps à nous dire de faire ceci et cela.
Mais on ne répond pas à la pression de la droite avec une rhétorique d’extrême gauche. C’est par le débat, l’argumentation, l’éducation que l’on y répond. En se montrant convaincant, en faisant preuve d’écoute et de patience, sur la base d’une solide position de classe qui nous est propre.
Il faut distinguer la stratégie de la tactique. Nous élaborons une stratégie pour savoir où nous voulons aller, quels sont nos objectifs à long terme, comment nous voulons les atteindre, qui sont nos alliés et nos adversaires.
Au début de cette année, pour la première fois dans l’histoire, les économies des BRICS ont dépassé celles des sept pays les plus riches du monde.
Nous élaborons une tactique pour trouver la voie et les méthodes les mieux adaptées pour avancer dans cette direction. Ce n’est pas en assommant les gens avec de « grandes vérités » ou notre « programme complet » que nous ferons le moindre pas en avant. La route qui mène au sommet de la montagne n’est pas une montée en ligne droite. Cette route est souvent sinueuse, avec des virages en épingle à cheveux. Parfois même, il faut revenir sur ses pas pour continuer l’ascension. Ces méandres font partie de la tactique, pour autant que l’on ne perde jamais notre horizon de vue.
La gauche, pensons-nous, doit devenir maître dans l’art de faire bouger les esprits autant que les cœurs. Mind and soul. C’est le cas quand les gens font leurs propres expériences, quand ils prennent quelque chose à cœur, quand ils se mettent en mouvement, s’organisent et luttent. Il est donc essentiel de tenir compte du rapport de force existant, du niveau de conscience.
Classe
Le troisième mot que j’avance est celui de classe.
De plus en plus de mouvements font l’impasse sur toute analyse économique. Ne parlent plus de « classe travailleuse », mais seulement du « centre » et de la classe prétendument « moyenne ». Finie l’analyse de classe, finie la production, fini l’atelier et finis les héros de la crise du coronavirus.
Et, dès lors que toutes les distinctions de classe ont été mises au rebut, c’est la porte ouverte à toutes sortes de débats identitaires dans le discours dominant. Toutes les contradictions possibles, réelles ou imaginaires, sont attisées et, avant même de s’en rendre compte, les gens du peuple se traitent de tous les noms.
Nous pensons qu’il est temps de reprendre une position de classe. Il serait absurde d’abandonner la working class aux trumpistes, bolsonaristes, voxiens ou aux autres sirènes du même acabit.
Oui, nous combattons le racisme. Oui, nous combattons le sexisme. Oui, nous nommons toute forme d’exclusion. Mais nous le faisons toujours dans l’optique de renforcer et de consolider la force de frappe et l’unité de la classe travailleuse. Une classe travailleuse divisée ne peut pas gagner. Pas plus hier qu’aujourd’hui.
Le fait est que nous vivons dans une société de classes. Le capitalisme crée des divisions en fonction du rôle de chacun dans la production, selon qu’il doit vendre son travail ou qu’il peut vivre des fruits de celui d’autrui.
Ces deux dernières années, il y a eu plus de mouvements sociaux dans le secteur industriel au Royaume-Uni que sur toute la décennie des années 1970.
Quelles sont vos chances de pouvoir payer des études supérieures à vos enfants si vous êtes issu d’une famille ouvrière ?
Quelles sont vos possibilités d’avoir des conditions de vie saines si vous travaillez par shifts de 10 ou 12 heures, jour et nuit ?
En Belgique, la longévité en bonne santé des ouvriers est huit ans inférieure à celle des détenteurs d’un diplôme du supérieur. Plus de huit ans d’écart.
Si vous êtes fils d’un banquier ou d’un juge, vous avez beaucoup moins de risques de finir en prison que si vous grandissez au sein d’une famille ouvrière.
C’est le cas dans toute société de classes. Vous savez tous cela.
Mais je le répète ici parce que l’on ne cesse d’entendre que nous ne vivons pas dans une société de classes, que nous vivons dans une époque post-industrielle et bla-bla-bla, parce que les gens qui nous disent cela vivent eux-mêmes dans une époque comme cela.
Qui construit les bateaux, les maisons et tout ce qui se trouve dans cette salle, des chaises aux micros ? Qui assemble les téléphones portables, les voitures électriques et les semi-conducteurs ? Qui extrait le lithium ?
En réalité, notre société n’a jamais été aussi industrialisée qu’aujourd’hui. Lorsque Karl Marx et Friedrich Engels ont écrit le Manifeste communiste, la classe travailleuse n’en représentait qu’une infime minorité, même en Europe.
En 1848, moins de 1 % de la population mondiale travaillait dans l’industrie. En 1950, ce chiffre était passé à 15 % et il est aujourd’hui d’environ 33 %. Une personne sur trois dans le monde travaille dans l’industrie manufacturière ou dans des secteurs qui y sont liés.
Le monde est plus industrialisé que jamais et les chaînes de production sont organisées à l’échelle mondiale. Combien de personnes dans combien de pays ont travaillé à la fabrication de cet ordinateur ? C’est énorme. Le travail n’a jamais été aussi socialisé qu’aujourd’hui.
Vous souvenez-vous de l’incident de l’Ever Given, ce navire géant resté bloqué dans le canal de Suez ? Il transportait 224 000 tonnes de marchandises de l’Inde à Amsterdam. En quelques jours, 400 porte-conteneurs remplis d’électronique, de ciment, d’eau et de pétrole se sont retrouvés coincés dans le plus grand embouteillage maritime de tous les temps. Des usines ont dû temporairement fermer leurs portes en attente des pièces immobilisées dans le canal de Suez. Tout est lié ; la chaîne de production mondiale est une réalité.
Aujourd’hui, la classe travailleuse est plus nombreuse que jamais et la production est plus que jamais organisée au niveau international. Et la lutte des classes en cours actuellement est mondiale.
L’an dernier, j’ai discuté avec Kath, une infirmière londonienne. Elle n’avait jamais fait grève de sa vie car, disait-elle, « ce n’était pas dans sa nature ». Mais l’année dernière, elle et des milliers de ses collègues des hôpitaux du Royaume-Uni se sont mises en grève pour la première fois. Parce qu’elles ne s’en sortaient plus. Certaines infirmières n’avaient même plus de quoi se payer un ticket de bus pour se rendre au travail à la fin du mois.
La réalité en Europe aujourd’hui, c’est ça. Infirmières, cheminots, enseignants et chauffeurs de bus se sont mis en grève, entraînant un été de mécontentement au Royaume-Uni, qui s’est prolongé par un hiver de mécontentement puis encore un été de colère. Ces deux dernières années, il y a eu plus d’actions sociales et de mouvements dans le secteur industriel au Royaume-Uni que sur toute la décennie des années 1970, marquée par les retentissantes mobilisations des mineurs. À l’époque, on avait un récit de gauche, qui parlait de mineurs fiers, en lutte. Aujourd’hui, c’est d’un tel récit dont nous avons à nouveau besoin, plutôt que des sempiternelles plaintes sur la toute-puissance du capital.
Les pays européens doivent sans plus attendre appeler à un cessez-le-feu immédiat et veiller à ce que le nettoyage ethnique des Palestiniens cesse.
L’exemple de la France est tout aussi fort. En mars 2023, plus de 3,4 millions de personnes sont descendues dans la rue pour réclamer des pensions équitables et le maintien de l’âge de la pension à 62 ans. Ce mouvement a duré six mois, avec 14 journées nationales de protestation et une impressionnante participation de nombreux jeunes, étudiants et élèves. Depuis 1968, jamais autant de personnes n’étaient descendues dans la rue en France. Mais qu’en est-il du récit de cette lutte des classes ?
Donc, ne disons pas que la classe travailleuse est endormie en Europe. Demandons-nous plutôt pourquoi nous n’entendons pas plus souvent parler de cette lutte. Nous devons non seulement mener la lutte, mais aussi la raconter et la soutenir culturellement. Nous devons partager les récits des métallos d’Afrique du Sud, des agriculteurs d’Inde ou encore des mouvements paysans et populaires du Brésil. C’est également ce que fait Jacobin, je pense.
Nous combattons tous les mêmes ennemis, les mêmes multinationales qui opèrent à l’échelle internationale et divisent les travailleurs. C’est le même Cargill qui est responsable de la déforestation en Amazonie et qui fait travailler des enfants dans les usines de viande aux États-Unis. Les ennemis sont les mêmes, le système capitaliste est le même et notre lutte pour le socialisme est la même.
Internationalisme
Cela m’amène à mon dernier mot, à savoir l’« internationalisme ». Impossible aujourd’hui de prendre la parole sans évoquer la Palestine.
Aujourd’hui, le monde entier assiste à la guerre insensée d’Israël contre la Palestine. Le regard que le monde porte là-dessus changera également au cours des prochaines décennies.
Je viens d’écrire un nouveau livre intitulé « Mutinerie : comment notre monde bascule ». Il parle des changements dans le monde, en rapide évolution. J’y reviens, entre autres, sur les moments de rupture qui se sont produits depuis la chute de l’Union soviétique en 1991. Cette époque a vu l’hégémonie des États-Unis. Un monde unipolaire, pour utiliser un mot compliqué, dont Washington allait assurer la stabilité et la paix. Mais ce n’est pas ce qu’il s’est passé.
Avec le nettoyage ethnique qu’Israël organise aujourd’hui contre les Palestiniens au vu et au su des caméras du monde entier, nous nous trouvons à un moment de rupture. Encore un.
Le premier moment de rupture remonte à la guerre illégale contre l’Irak en 2003. Cette guerre illégale a définitivement sapé la crédibilité des États-Unis en tant que soi-disant dirigeant du monde. Ce premier moment de rupture a été suivi par les interventions illégales en Libye et en Afghanistan. La déstabilisation totale du Moyen-Orient a rendu le monde plus incertain que jamais et constitué le terreau d’où a pu émerger le djihad extrémiste de l’État islamique.
Les syndicats des transports en Belgique ont refusé de charger ou décharger toute arme destinée à Israël.
La crise financière de 2008 a constitué un deuxième moment de rupture majeur. La crise de Wall Street a décrédibilisé les institutions financières occidentales, à juste titre. Ce fut un deuxième moment de rupture. En réponse à la crise bancaire, l’autre partie du monde a créé les BRICS, c’est-à-dire une coopération entre le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. Au début de cette année, pour la première fois dans l’histoire, les économies de ces cinq pays ont dépassé celles des sept pays les plus riches du monde, le G7. Il s’agit donc d’un changement profond, dont les germes se trouvent notamment dans la crise financière de 2008.
La guerre en Ukraine constitue un troisième moment de rupture majeur. Et je ne parle pas de la condamnation de l’invasion par la Russie, qui constitue une violation du droit international, une violation de la souveraineté de l’Ukraine. Dans les pays du Sud, les gens ne connaissent que trop bien l’importance de la souveraineté.
Je parle des sanctions, qui constituent un troisième moment de rupture. Sanctions économiques, embargo, fermeture du système interbancaire SWIFT et gel des réserves des banques centrales. Tout le monde sait que toutes ces sanctions peuvent être utilisées demain contre d’autres pays. Cela a d’ailleurs été le cas de différents pays pendant des années. On pense ainsi à l’embargo et au blocus criminels contre Cuba.
La guerre contre l’Irak en 2003, la crise financière en 2008, la pandémie en 2020 et la guerre en Ukraine en 2022, … tous ces moments de rupture ont profondément transformé notre monde.
Aujourd’hui, nous sommes en plein dans un nouveau moment de rupture. Un nettoyage ethnique est en cours contre le peuple palestinien. Des millions de Palestiniens sont expulsés de Gaza, c’est une seconde Nakba.
Et le monde entier regarde qui se range vraiment du côté de la vie, du côté de la dignité et du côté de l’espoir.
Le monde entier regarde qui fait tout son possible pour arrêter les bombes, empêcher le nettoyage ethnique et lever le blocus de Gaza.
Tout le monde a vu Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, et Roberta Metsola, présidente du Parlement européen, se rendre en Israël. Cette visite a été un scandale à tous points de vue. Elles sont arrivées en Israël au moment même où Netanyahou ordonnait le déplacement illégal de plus d’un million de Palestiniens. Ni von der Leyen ni Metsola n’ont dit quoi que ce soit à ce sujet. Cela signifie qu’elles ont de facto autorisé Israël à poursuivre ses crimes de guerre.
Ça ne peut plus durer, Si l’Union européenne et les pays européens ne veulent pas finir dans le trou noir de l’Histoire, ils doivent prendre leurs responsabilités dès maintenant. Les pays européens doivent sans plus attendre appeler à un cessez-le-feu immédiat et veiller à ce que le nettoyage ethnique des Palestiniens cesse. Le monde entier nous regarde.
Il est temps d’agir, plus de discuter. Le président israélien Netanyahou doit être traduit en justice devant la Cour pénale internationale de La Haye. Les États peuvent soutenir cet appel. Il est tout à fait possible d’enquêter sur les crimes de guerre en Palestine. La Palestine fait partie du traité soutenant la Cour pénale internationale depuis 2015. Si un mandat d’arrêt a pu être émis contre Poutine pour qu’il soit traduit devant cette cour, pourquoi Netanyahou ne pourrait-il pas l’être aujourd’hui ?
Nous en sommes aujourd’hui au 11e train de sanctions à l’encontre de la Russie. Malgré 104 résolutions des Nations unies, aucune sanction n’a encore été prise à l’encontre d’Israël. C’est invraisemblable. En outre, l’Union européenne continue d’octroyer des avantages économiques à Israël. Par exemple, Israël ne paie pas de taxes sur les produits qu’il exporte vers l’Europe. Israël bénéficie également d’un accès total à la technologie, à la recherche et au développement dans l’Union. Tout cela figure dans l’accord euro-israélien d’association. L’Europe doit et peut suspendre immédiatement cet accord.
Il faut aussi immédiatement imposer un embargo militaire à Israël. Selon les règles européennes, les pays européens ne peuvent pas exporter d’armes s’il existe un risque évident que la technologie ou l’équipement militaire soit utilisé pour commettre des violations graves du droit humanitaire international. C’est clairement le cas aujourd’hui. Il faut donc mettre en place cet embargo et surtout, le faire entrer en vigueur dès maintenant. C’est ce que demandent les syndicats palestiniens.
C’est ce qu’on décidé les syndicats des transports en Belgique, en refusant de charger ou décharger toute arme destinée à Israël. Plus aucun équipement militaire ne sera expédié à Israël. C’est un exemple à suivre.
Entre-temps, 10 000 personnes ont déjà été tuées à Gaza, dont 4 000 enfants. L’Europe doit abandonner son deux poids deux mesures en matière de droit international, où elle défend la souveraineté de l’Ukraine mais pas celle de la Palestine, où elle punit les crimes de guerre russes mais accepte le nettoyage ethnique d’Israël. Nous pouvons et devons exiger que les gouvernements belge, néerlandais, français et allemand rappellent leurs ambassadeurs d’Israël. Comme l’ont décidé les gouvernements colombien et bolivien.
Il est temps que l’Europe prenne ses responsabilités et se range du côté du cessez-le-feu, de la paix et du droit international.
C’est essentiel. Non seulement pour les pays du Sud, mais aussi pour l’Europe elle-même. Quelle place occupera l’Europe au 21e siècle ? C’est toute la question.
L’Europe est face à un choix et la position qu’elle adoptera déterminera son rôle dans l’Histoire.
Nous avons à cet égard une responsabilité et de la puissance. La puissance du mouvement d’en bas, qu’il s’agisse du demi-million de manifestants réunis à Londres la semaine dernière ou de l’appel au boycott des armes lancé par les syndicats belges. Nous pouvons et devons exercer une pression à partir de la base. C’est également ce que nous avons fait à l’époque pour renverser le régime d’apartheid en Afrique du Sud.
Le mouvement de solidarité avec le peuple palestinien s’inscrit dans un mouvement mondial global. Un mouvement au sud comme au nord. Si ces mouvements peuvent se rejoindre, alors nous serons capables de faire basculer le monde dans la direction démocratique, écologique et sociale dont la planète a si désespérément besoin. Celle du socialisme.
(*) Peter Mertens, Mutinerie. Comment le monde bascule (version française encore en cours de publication)