Pour une gauche "Made in marx"
Marx est, pour la gauche européenne, encore plus actuel aujourd’hui qu’il y a deux cents ans. Une gauche qui a plus que jamais besoin d’internationalisme, de lutte de classes et de la perspective d’une autre société.
« Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne », écrivent Karl Marx et Friedrich Engels au numéro 50 de la rue Jean-d’Ardenne à Ixelles (Bruxelles) début de 1848, en guise d’ouverture du Manifeste du Parti communiste.
Un jour avant l’expulsion, la police débarque au deuxième étage de la pension Bois sauvage située au centre de Bruxelles, à la place Sainte-Gudule, où loge la famille Marx. Karl Marx veut montrer l’exploit d’huissier lui enjoignant de quitter notre pays le lendemain. Mais, distrait, il se trompe de document et montre le tract de la Ligue des communistes sur lequel figure en grand : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Suite à quoi il est arrêté et emmené à l’Amigo, le cachot bien connu derrière l’hôtel de ville de Bruxelles. L’union des travailleurs et la perspective du socialisme, c’en était trop pour le royaume belge ultralibéral de l’époque : la liberté d’expression, très bien, mais quand même pas pour les idées révolutionnaires. Mais l’expulsion de Marx de Bruxelles a eu le mérite de le mener au centre du capitalisme mondial à l’époque, Londres. Et c’est là qu’il a écrit Le Capital.
Un fort besoin d’internationalisme
Que Marx ait été arrêté à cause de la phrase « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » en dit long. Marx était un internationaliste. Il a décrit la manière dont l’extermination et l’oppression de la population autochtone en Amérique latine, le pillage des Indes, la transformation de l’Afrique en zone de commerce esclavagiste ont constitué l’aube de la production mondiale capitaliste. Avec son alter ego Engels, il partageait une perspective internationale, avec une réponse internationale. Marx et Engels se sont consacrés sans relâche à donner forme à un mouvement international des travailleurs et à offrir une perspective de lutte socialiste, avec toutes les langues, lettres, discussions, luttes, débats et voyages que cela nécessitait. Pour forger une classe internationale, qui a conscience d’elle-même et qui se lève contre le capital international organisé.
Cent quarante ans plus tard, nous avons besoin de davantage de cette sorte d’internationalisme, et non pas de moins. Le capitalisme est devenu de plus en plus mondialisé et a développé le monde à un niveau d’inégalité extrême. Plus des quatre cinquièmes de toute la richesse qui a été produite l’an dernier sont allés à moins de 1 % de la population mondiale. Et pendant ce temps, toutes les cinq secondes, un enfant meurt de faim, alors que les ressources existent dans l’humanité pour nourrir 12 milliards d’êtres humains. L’internationalisme est plus que jamais nécessaire et indispensable pour affronter ce capitalisme mondialisé. Il l’est encore plus quand les tenants de l’ordre établi justifient l’extrême inégalité en répandant le poison du racisme, en dressant les gens les uns contre les autres et en rejetant la faute sur les plus vulnérables.
La classe des travailleurs, force motrice du mouvement d’émancipation
La crise de 2008, qui a éclaté il y a dix ans, a rappelé l’actualité de l’analyse marxiste des crises. Concernant ses causes mais aussi la manière dont les capitalistes surmontent leurs crises en préparant des crises plus grandes encore. La gauche ne doit pas seulement retourner au marxisme comme cadre descriptif du capitalisme mais comme outil pour construire une alternative de société. Et de voir dans la classe des travailleurs la classe motrice de ce mouvement d’émancipation. Dans le beau film Le Jeune Karl Marxde Raoul Peck, un patron anglais lance à Karl Marx : « Sans moi, pas de profit, et pas d’entreprise. » Ce à quoi Marx rétorque judicieusement : « Sans les travailleurs, pas de richesse. » Cette question – d'où provient aujourd'hui la richesse ? – est une question cruciale dans l’histoire. La richesse provient du travail. Marx montre comment le travail apporte de la plus-value, et par quels mécanismes un petit groupe s’approprie cette plus-value. Aux dépens de la collectivité. C’est on ne peut plus actuel.
La lutte pour le temps et la lutte pour le salaire sont des luttes entre des intérêts divergents dans la société, des luttes entre des classes différentes, explique Marx. « Le capital usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Le capital vole le temps qui devrait être employé à respirer à l’air libre et à jouir de la lumière du soleil. Le capital lésine sur le temps des repas [...], sur le temps du sommeil [...]. Le capital ne s’inquiète pas de la durée de la force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée », écrit Marx dans Le Capital.
« Le travailleur isolé succombe sans résistance possible », constatait Marx. Les travailleurs doivent s’organiser, mettre fin à la concurrence entre eux et se battre. C’est ce qui s’est passé lorsque, quelque part chez Lidl en Belgique en avril dernier, une travailleuse a dit « non » à la pression de plus en plus forte, et que ses collègues se sont jointes à elle, et les syndicats, et tout le magasin, et ensuite les autres magasins. Les travailleuses de Lidl se sont organisées en tant que classe, et elles ont gagné leur lutte. Une lutte pour le temps. Un engagement d’un temps plein par magasin, trois cent cinq emplois supplémentaires au total. Cela a coûté 9 millions d’euros à la famille Schwarz et aux autres grands actionnaires de Lidl. Neuf millions d’euros, arrachés par la lutte sociale et les nouveaux rapports de force. Marx résumait ainsi le conflit : « Le capitaliste essaie continuellement d’abaisser les salaires à leur minimum physiologique et la journée de travail à son maximum physiologique, tandis que l’ouvrier exerce constamment une pression dans le sens opposé. La chose se réduit à la question des rapports de force des combattants. »
Cette lutte, nous la voyons aujourd’hui partout. Elle encaisse des coups, elle est écrasée, elle sombre, mais elle revient toujours, immanquablement. Toujours, comme Marx lui-même. En petit et en grand. Chez Carrefour, où les gens exigent cinq minutes de pause supplémentaires. Chez Volvo, où un ouvrier a exactement soixante et onze secondes pour faire sa tâche avant que la voiture suivante arrive, et où les travailleurs demandent quelques secondes supplémentaires. Un peu de répit. Une lutte pour le temps.
Séparés, les doigts de la main sont fragiles, ensemble, ils forment un poing
« Marx est mort, les oppositions de classe n’existent plus, le capital prend soin de nous tous », clament les hérauts de la classe dominante. Mais, comme ils ne sont pas très sûrs de leur affaire, ils veulent s’assurer que la classe des travailleurs ne puisse pas s’organiser dans des organisations de lutte. D’où la multiplication des attaques sur les droits syndicaux et sur le droit de grève. Si on peut briser la colonne vertébrale de la classe ouvrière, on a alors le champ entièrement libre. Cela se joue sous notre nez. Chez Ryanair où le personnel se bat pour arracher ses droits syndicaux à des capitalistes comme Michael O’Leary. Chez Deliveroo où les jeunes découvrent leur force collective et s’organisent. Chez Lidl. Et ça dans toute l’Europe. Et la leçon est et reste celle de Marx : c’est seulement en s’organisant que la concurrence au sein de la classe des travailleurs peut être arrêtée. Séparés, les doigts de la main sont fragiles. Ensemble, ils forment un poing. Et, c’est en tout cas notre expérience et notre conviction au Parti du travail de Belgique (PTB), la gauche doit s’investir en premier lieu sur les lieux de travail, là où ces luttes se déroulent, être au cœur des luttes de classes d’aujourd’hui. Car c’est de là que viendront les forces qui pourront provoquer les réels changements de demain.
Un changement de paradigme vers une société sans exploitation
Quand Copernic, Kepler, Galilée ont affirmé que la Terre et d’autres planètes tournaient autour du Soleil, et donc que tout ne tournait pas autour de la Terre, ils ont été traités de fous et d’hérétiques. Ils ont produit une révolution dans la pensée, mais leur époque n’était pas mûre pour celle-ci. Ce n’est qu’après plusieurs générations que l’on a admis qu’ils avaient raison. C’est ainsi que la vision qu’avaient les gens à propos de la Terre et de l’univers a été bouleversée. Quand le cadre de pensée dominant est fortement modifié, on parle d’un changement de paradigme. Une rupture avec le cadre de pensée dominant s’opère toujours sur plusieurs générations.
Il n’en va pas autrement pour Karl Marx et Friedrich Engels. Ils ont créé un changement de paradigme dans la pensée de l’histoire humaine. Ils ont apporté une réponse à la question de savoir de quelle manière dont, au cours de l’histoire, on passe d’une forme de société à une autre forme de société. Ils ont observé que les hommes se sont toujours organisés autour de la production : pour vivre, pour manger, pour se loger et pour se développer, les êtres humains devaient produire. Ils ont montré comment le développement de la technique et de la science, de la connaissance de la production et des compétences est une force motrice dans l’histoire humaine. Et ils ont aussi découvert cet autre moteur de la roue de l’histoire humaine : l’action des hommes, les interactions sociales entre les gens et la lutte sociale entre les différents intérêts et classes dans la société.
Le changement arrive par l’action. « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; il s’agit maintenant de le transformer », a écrit Marx sur un papier à Bruxelles. Marx et Engels étaient des révolutionnaires. Ils ont placé leur vie sous le signe de l’émancipation de la classe ouvrière et de la lutte pour une société sans exploitation de l’homme par l’homme.
Le changement de paradigme que Copernic, Darwin et Marx ont opéré, chacun sur son terrain, ne signifie bien sûr pas que plus rien n’a changé depuis. La science évolue continuellement et de nouvelles perspectives apparaissent. Il n’empêche que le changement de paradigme de Marx et Engels reste aujourd’hui inspirant. Face à la pensée unique étouffante qui domine aujourd’hui la société, nous avons besoin d’un autre horizon. La crise du climat, la volonté de plus en plus grande de mener des guerres, les gens qui fuient leur pays, les tendances croissantes de l’autoritarisme et de la militarisation de la société, les paradis fiscaux et le caractère parasitaire du capital, tout cela demande une réponse globale. Il ne s’agit pas de changer un détail ici et là, de réformer à la marge un système qui court à sa perte. Il s’agit de l’avenir de l’humanité et de la planète. Nous avons à nouveau besoin d’un changement de paradigme pour y apporter une réponse. Et une autre société, non pas comme une utopie ou un beau rêve romantique, mais comme une réponse nécessaire aux défis d’aujourd’hui. Plus grandes seront les ruines du capitalisme, plus ceux qui défendent les intérêts de celui-ci affirmeront haut et fort que Marx est mort, que le capital va prendre soin de nous tous, et qu’il n’y a pas d’alternative possible. En même temps, de nouvelles générations de jeunes continuent à rechercher une perspective émancipatrice et libératrice pour l’humanité et ils redécouvrent Marx. « La vérité est l’enfant du temps, pas de l’autorité », répondait Galilée à ses accusateurs dans La Vie de Galilée, la pièce de théâtre de Bertolt Brecht. La société ne doit pas tourner à la mesure du profit, mais à la mesure de l’humain. C’est pourquoi nous sommes marxistes. Des marxistes de notre temps et à notre manière.
David Pestieau est vice-président du Parti du travail de Belgique.
Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018