Les tanks ne remplissent pas les frigos

Analyse
Author
Peter Mertens
https://lavamedia.be/fr

Berlin se réarme, Washington commande… Mais qui en paie le prix ? L’argent pour les pensions, pour les soins de santé et pour les services publics est désormais destiné aux chars, aux missiles et aux frégates. Il n’y a aucune raison d’accepter un modèle de société qui rationne nos droits pour l’appétit de la guerre.

 

 

 « Le réarmement de l’Europe n’est pas destiné à remplacer l’OTAN, mais à la renforcer et à la diversifier. Les États-Unis pourront ainsi se concentrer sur l’océan Pacifique et l’Asie de l’Est, tandis que l’Europe prendra la défense du flanc est de l’OTAN. » 1 C’est ce qu’affirme Theo Francken, notre ministre de la Défense et également vice-président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN. Francken exprime la façon dont les gens pensent dans les cercles de l’OTAN.

Selon Washington, les États-Unis sont actuellement « débordés » dans la région indopacifique, qui englobe le Pacifique occidental et l’océan Indien. Dans cette région, les États-Unis font tout ce qu’ils peuvent pour encercler militairement la Chine. Ils ont déjà des bases militaires au Japon, en Corée du Sud et aux Philippines, des patrouilles en mer de Chine méridionale, des accords de coopération avec l’Australie (AUKUS) et l’Inde (QUAD), et portent une attention constante à Taïwan. Mais toutes ces initiatives militaires nécessitent énormément de moyens : de l’argent, du personnel, de la logistique.

Alors que la Chine continue de se développer, Washington fait simultanément face à de multiples crises : en Ukraine, au Moyen-Orient, dans la région indopacifique. Dans le même temps, les tensions internes s’accentuent aux États-Unis. L’industrie militaire peine à suivre le rythme : les stocks de munitions s’amenuisent, la construction navale est à la traîne, et il devient de plus en plus difficile de rester paré sur tous les fronts. L’empire étasunien, autrefois intouchable, semble se heurter lentement à ses propres limites.

C’est pour cette raison que Washington insiste : l’armement contre la Russie est une tâche qui incombe aux Européens. Les États-Unis, eux, se concentrent sur la Chine. L’Europe peut occasionnellement envoyer l’une ou l’autre frégate en Asie du Sud-Est, mais ce n’est pas sa mission essentielle.

Conséquences de tout cela : en Europe, c’est toute la sécurité sociale qui trinque. On démantèle les services publics et on coupe dans les pensions pour satisfaire les nouvelles normes insensées de l’OTAN. Pour permettre aux États-Unis de se concentrer sur leur principal ennemi : la Chine.

L’échec de la stratégie européenne

Comme je l’ai décrit dans mon livre Mutinerie (2023), la guerre actuelle en Ukraine a toujours eu le double visage de Janus. D’une part, il y a la violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine par l’agression russe, qui est contraire au droit international. D’autre part, il s’agit d’une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie, menée sur le dos des Ukrainiens, sacrifiant des dizaines de milliers de jeunes comme chair à canon pour un conflit géostratégique.

Washington l’admet désormais ouvertement : il s’agit bien d’une guerre par procuration menée et alimentée entre autres par les États-Unis. Aujourd’hui, Trump estime que ce n’est pas cette guerre-là qu’il aurait fallu mener par procuration. Selon lui, la Russie n’est pas le véritable adversaire des États-Unis, et tous les efforts devraient être concentrés sur la guerre qui se prépare contre la Chine.

L’accord de paix prédateur de Trump prévoit que l’Europe assume les coûts de la guerre, tandis que les États-Unis, par le biais d’un nouveau fonds, obtiendront le contrôle de l’extraction des matières premières et des minéraux en Ukraine. Trump veut traiter l’Ukraine comme une colonie, de la même manière que les États-Unis traitent de nombreux pays du Sud. Il est donc clair que cette sale guerre n’a jamais porté sur des valeurs, mais toujours sur des intérêts géostratégiques et sur le contrôle des ressources et des terres fertiles.

L’incapacité des États européens à prendre une initiative diplomatique sérieuse au cours des trois dernières années pour parvenir à un cessez-le-feu fait aujourd’hui des ravages. Selon Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, Poutine « devait perdre cette guerre ». Selon Kaja Kallas, ancienne Première ministre estonienne (entre-temps devenue haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères), la paix n’était « pas un objectif » et « la solution ne pouvait être que militaire ». Dès le début, l’Union européenne a décidé de ne jamais envisager d’autre solution au conflit que la poursuite de la guerre. Dans le narratif de l’Europe, les mots « paix » et « négociations » sont devenus tabous.

À aucun moment, il n’a été question d’une politique européenne de négociation, de diplomatie et de médiation. Au contraire, des initiatives comme celle de la Turquie ont été sapées par Londres et Paris. « Nous avons eu trois ans pour instaurer la paix, et aucun dirigeant européen n’a pris la moindre initiative ! », dénonce Tom Sauer, professeur de politique internationale. On ne peut que lui donner raison. « Notre stratégie a consisté à fournir des armes et de l’argent, en disant : “Tire ton plan”. C’est ainsi que nous avons prolongé cette guerre, au détriment de l’Ukraine, parce que ces deux dernières années, ce sont les Russes qui ont gagné. »2

Aujourd’hui, cette stratégie a clairement échoué. Trump prend lui-même l’initiative de négocier directement avec la Russie. Mais au lieu de tirer les leçons de cette débâcle, une partie de l’establishment européen veut pousser encore plus loin sa stratégie perdante, et permettre à la guerre en Ukraine de se poursuivre, coûte que coûte.

Cet entêtement n’est pas la première contradiction qui les étouffe. Ceux qui, hier encore, nous assuraient haut et fort que la victoire sur les Russes était à portée de main, nous disent aujourd’hui, sans rire, que Moscou pourrait marcher demain sur la Grand-Place de Bruxelles si nous ne misons pas d’urgence tout sur l’armement. Ces deux affirmations ne peuvent pas être vraies en même temps. On a plutôt l’impression que l’objectif principal aujourd’hui est de nous imposer des plans d’armement gigantesques.

Quand le militarisme allemand s’étend à l’Est

Si le militarisme allemand s’étend à l’Est, l’Europe devra en ramasser les morceaux. On peut résumer ainsi les deux guerres mondiales européennes du siècle dernier. Lors de la Première Guerre mondiale, de 1914 à 1918, toute la jeunesse allemande a été mobilisée dans la lutte contre le « despotisme russe » du tsar. Pendant la Seconde Guerre mondiale, de 1939 à 1945, les fils de la classe ouvrière allemande ont été envoyés au front pour écarter le « danger bolchevique ». Les slogans n’étaient plus les mêmes, mais l’objectif d’une expansion vers l’Est n’avait pas changé.

De nombreuses personnes ayant grandi au 20e siècle ont bien compris qu’Allemagne, chauvinisme et militarisme ne font pas bon ménage. Les fabricants d’armes de la Ruhr ont été à l’origine de deux des guerres mondiales les plus dévastatrices de l’histoire de l’humanité. Après la Seconde Guerre mondiale, un consensus a prévalu dans toute l’Europe : pas de nouveau militarisme allemand.

Et soudain, le monde ressemble à un mauvais film de série B. On y revient : l’Allemagne doit rapidement redevenir une grande nation. L’Allemagne doit assumer son rôle historique. L’Allemagne doit se militariser. Nous devons « mettre tout en œuvre » pour contrer « la menace russe ». Ce sont les mots employés au Bundestag, le parlement allemand. On a l’impression d’un solide déjà-vu.

Le 18 mars 2025, le parlement allemand a voté des amendements constitutionnels autorisant le plus grand programme de réarmement depuis la Seconde Guerre mondiale. Non pas que l’Allemagne n’ait pas d’armée aujourd’hui. Bien au contraire. Berlin, qui était déjà septième dans le classement mondial des dépenses de défense, est récemment passée à la quatrième place. Mais aujourd’hui, on met le turbo pour rendre l’Allemagne ouvertement kriegstüchtig : « prête à la guerre ».

L’armement de l’Allemagne sera désormais rendu possible grâce à l’endettement. C’est absolument inédit car, jusqu’à récemment, Berlin bloquait pour ainsi dire toutes les propositions d’investissement qui risquaient d’augmenter la dette. Elle le fait encore pour les dépenses sociales et environnementales, mais plus pour les dépenses destinées à l’appareil militaire.

En plus des dépenses supplémentaires de l’Allemagne, la Commission européenne lance un vaste programme de militarisation, financé en partie par l’endettement et les prêts, et en partie par le pillage des fonds pour la cohésion sociale, pour le climat et pour le développement.

Initialement, le nouveau plan d’armement de la Commission européenne portait le nom de « ReArm Europe ». Il a depuis été rebaptisé « Readiness 2030 ». Nous devons être prêts d’ici cinq ans ! Et pour être prêts, nous devons dépenser 800 milliards d’euros. Pour que les États-Unis puissent achever l’encerclement militaire de la Chine. Le plan de réarmement de l’Union européenne peut-il être considéré comme autre chose qu’un assujettissement à Trump ?

Le bras militaire d’une Europe impérialiste

Alors que la rhétorique officielle en Europe parle de paix et de sécurité, les choix politiques montrent une autre histoire. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, ne laisse planer aucun doute : l’UE doit non seulement développer des outils de puissance, mais aussi être prête à les utiliser pour défendre ses intérêts au niveau mondial. En d’autres termes, l’Europe sera un acteur géopolitique dans la lutte de pouvoir entre la Chine et les États-Unis.

Pourtant, aucun État membre de l’Union européenne n’est réellement prêt à renoncer à son armée nationale. Au lieu d’une armée européenne unique, il y aura une couche au-dessus des armées existantes : des « groupes de combat » et des structures militaires communes. Le contrôle démocratique de tout cela laisse à désirer. Au niveau national, il existe certains mécanismes de contrôle sur le déploiement militaire. Au niveau européen, ce contrôle est beaucoup plus vague. Le Parlement européen n’a pas le même pouvoir ni la même transparence. L’UE serait donc en mesure de déployer des troupes à l’insu de ses citoyens.

En février 2024, l’Union européenne a décidé d’envoyer plusieurs navires de guerre au Moyen-Orient. Pas pour répondre à l’appel de la Cour internationale de justice à faire pression sur Israël pour mettre fin aux bombardements et à l’annexion illégale. Aucune frégate n’a quitté un port dans ce but. Mais bien pour assurer le « libre passage » dans la mer Rouge et le golfe d’Aden, deux routes cruciales pour le commerce mondial. En d’autres termes, ces navires militaires ont été envoyés pour protéger les intérêts européens, pas pour contrer le génocide.

Pendant ce temps, l’Allemagne continue de fournir des armes à Israël, la France au Cameroun et à l’Indonésie, et les entreprises européennes vendent du matériel militaire à des régimes tels que l’Inde, le Pakistan ou le Nigeria, même dans un contexte de guerre, de violences et de répression. L’UE a également lancé plusieurs missions militaires au Sahel ces vingt dernières années. Elle l’a toujours fait sous prétexte de garantir la « stabilité », mais la région n’a jamais été aussi instable que depuis les interventions. L’Union européenne ne se soucie pas des droits humains, elle ne s’intéresse qu’aux matières premières, aux routes commerciales et aux sphères d’influence.

L’idée selon laquelle l’Europe doit s’armer contre la Russie ne tient pas debout. Les Européens possèdent aujourd’hui quatre fois plus de navires de guerre, trois fois plus de chars, de véhicules blindés et d’artillerie, et deux fois plus d’avions de chasse que la Russie. La Russie ne veut absolument pas d’une guerre avec l’OTAN et, même si elle le voulait, il lui faudrait des années pour renforcer à nouveau son armée, après la guerre en Ukraine. Bruxelles le sait très bien.

Le réarmement de l’Union européenne n’a pas seulement pour but de permettre aux États-Unis de se concentrer sur la région indopacifique, il vise également à créer une couche militaire supplémentaire en Europe. Une force qui n’est pas uniquement destinée à la défense, mais qui devrait également permettre des interventions militaires en dehors de l’Europe. Certains rêvent à haute voix d’un bras militaire fort pour une nouvelle Europe impériale.

Où va l’Europe ?

La flambée des prix de l’énergie, le retard technologique par rapport à la Chine et aux États-Unis, et le manque de vision industrielle ont entraîné l’Allemagne, le moteur économique de l’Europe, dans la récession. Les États-Unis ont imposé des droits de douane élevés de 25 % sur l’acier, l’aluminium et les voitures en provenance d’Europe, et Trump menace de les augmenter encore. Une telle décision pourrait être un coup fatal pour l’industrie automobile allemande.

Alors que l’élite allemande a longtemps été fidèle à Washington, on entend de plus en plus souvent, dans les milieux financiers de Francfort, des appels à la souveraineté européenne, distincte de celle des États-Unis.

Cette volonté d’indépendance se retrouve également dans le nouveau Livre blanc sur la défense européenne. L’Europe doit suivre sa propre voie. Aujourd’hui, selon le Livre blanc, 78 % des nouveaux achats de défense sont faits en dehors de l’Union européenne, principalement aux États-Unis. Selon le Livre blanc, cette situation doit changer du tout au tout : d’ici 2035, au moins 60 % du matériel devrait être produit en Europe.

Cet objectif semble vraiment irréaliste, quand on sait que l’industrie de l’armement européenne est organisée par les différents États membres. Il y a des contradictions entre les producteurs allemands, français, italiens et britanniques, qui convoitent tous les milliards supplémentaires. Alors que l’économie allemande ouvre les plus grandes vannes pour Rheinmetall et compagnie, les accords de coopération franco-italiens et franco-britanniques tentent de déjouer les plans des Allemands.

Il n’y a pas non plus de commandement unifié. L’Institut de Kiel pour l’économie mondiale (KfW) peut bien réclamer 300 000 soldats supplémentaires en Europe, ceux-ci seront issus de 29 armées nationales différentes. Et il faut d’abord les trouver et les former.

Une Europe indépendante des États-Unis ne semble pas pour tout de suite. De plus, les « transatlantistes », c’est-à-dire les Européens qui suivent volontiers Washington, ont traditionnellement dominé l’Union européenne. Depuis le Brexit, la position pro-étasunienne de Londres a été reprise par les pays baltes et la Pologne, qui ont construit leur identité sur l’anticommunisme, la russophobie et le néolibéralisme austère. La nomination d’Andrius Kubilius, ex-Premier ministre de Lituanie, en tant que figure clé de l’Union européenne en est un bon exemple. Son message est clair : « Ne vous attendez à aucune concurrence entre l’OTAN et moi. »

Selon les Baltes, les Européens devraient cesser de parler d’« autonomie stratégique » et enfin accepter que l’Union européenne reste dans l’OTAN de Washington.

Mais pourquoi tous les États membres de l’Union européenne devraient-ils aligner leur politique étrangère sur les priorités des Baltes et de la Pologne, alors que les défis auxquels ils sont confrontés sont différents ? Le mensuel Le Monde Diplomatique se pose la question. « La péninsule ibérique craint davantage le réchauffement climatique qu’une invasion russe ; la France est protégée par sa force de dissuasion nucléaire ; l’Allemagne profite de l’équilibre entre l’Est et l’Ouest ; la Grèce se méfie davantage d’Istanbul que de Moscou ; l’Italie voit une menace dans la Méditerranée ; le Danemark est débordé avec… Trump. » 3

Cela n’a pas empêché les vingt-sept dirigeants de l’UE de confirmer leur loyauté absolue envers l’OTAN en mars 2025. Même dans le cadre de la préparation du sommet crucial de l’OTAN de juin à La Haye, les dirigeants européens semblent vouloir satisfaire docilement aux exigences du duo Donald Trump – Mark Rutte, secrétaire général de l’OTAN. L’« autonomie stratégique » n’est pas pour tout de suite, et si elle se concrétisait, elle n’aurait pour but que de servir une politique impérialiste européenne. Ce n’est pas une solution.

Sous le capitalisme, le « débat sur la sécurité » s’inscrit dans un contexte d’intérêts, de contrôle des ressources et des routes commerciales, de positions géostratégiques, de guerres commerciales et de redistribution du monde. Il faut donner un sens radicalement différent aux mots « sécurité » et « protection ». Un approvisionnement sûr en eau, en nourriture et en soins de santé. Être protégé contre les pandémies et le changement climatique. Pour parvenir à cette sécurité, nous avons besoin d’une Europe totalement différente, une Europe de la paix, de la solidarité et de la démocratie, une Europe socialiste.

La sécurité sociale est la nouvelle chair à canon

« Nous avons convenu, au sein des Nations unies, de consacrer 0,7 % à la coopération au développement : tout le monde s’en lave les mains. Et qu’en est-il des objectifs climatiques que presque personne n’atteint ? Le climat représente une menace bien plus grande que les Russes. Avec les Russes, on peut discuter, pas avec le climat. » 4
Le professeur Tom Sauer n’a pas tort.

Lorsqu’ils sont sociaux ou environnementaux, les objectifs sont bafoués depuis des décennies. Mais pour les dépenses militaires, les dirigeants politiques se comportent comme s’ils s’agissait des dix commandements. On ne peut pas les remettre en question. Lorsque Trump et son acolyte, Marc Rutte, exigent que chaque pays consacre 2 % à l’OTAN, personne n’ose interroger ce chiffre. Sauf un professeur de politique internationale : « Je ne comprends pas non plus pourquoi le budget de la défense devrait représenter au moins 2 % du PIB. Il s’agit d’un fétiche politique, pas d’un accord juridiquement contraignant. » 5

Entre 2017 et 2024, le gouvernement belge a doublé ses dépenses militaires. Elles sont passées de 3,9 milliards d’euros à 7,4 milliards d’euros par an. Afin de satisfaire ce fétiche de 2 %, le gouvernement fédéral a décidé, dans son accord de Pâques, de porter ce montant à 12,8 milliards d’euros par an à partir de 2025. Une augmentation de 5 milliards d’euros par an, au détriment des pensions et des dépenses de sécurité sociale.

Cet objectif n’a même pas encore été atteint qu’on parle déjà d’un nouveau fétiche à imposer lors du sommet de l’OTAN à La Haye. Désormais, il est vraisemblable que 5 % de la richesse nationale devra être consacrée à la défense, dont 3,5 % à la « défense dure ». Ces pourcentages sont absurdes. Avec une norme stricte de 3,5 %, notre pays devrait consacrer plus de 22,3 milliards d’euros par an à la défense. Cela représente 15 milliards d’euros de plus par an qu’en 2024. C’est de la folie. Ce sont nos pensions. Ce sont nos services publics. Ce sont nos soins.

Certains ont pensé que le ministre Theo Francken faisait une mauvaise blague lorsqu’il a fait l’éloge du modèle d’inégalité étasunien au début de l’année. « Pendant des années, nous nous sommes moqués des États-Unis à cause de leur pauvreté, de leurs addictions, de leur absence de filet de sécurité sociale ou du fait qu’ils doivent payer 1 000 dollars chez le dentiste » 6, a déclaré Theo Francken au journal économique De Tijd. « Nous ne voulions pas y vivre parce qu’ils dépensaient tout leur argent pour la sécurité. C’est évidemment beaucoup plus agréable de dépenser de l’argent pour les retraites, pour le chômage, pour un modèle cubain où l’on peut sortir de la pharmacie avec un gros sac de médicaments pour 13 euros. Mais aujourd’hui, qui a raison ? »

Qui a raison, demande le vice-président de l’assemblée de l’OTAN ? Ceux qui dépensent d’innombrables milliards pour leur complexe militaro-industriel belliciste, alors que des millions de personnes aux États-Unis ne bénéficient même pas de la protection de base la plus élémentaire ? Ceux qui engloutissent des tonnes d’argent pour leurs interventions impérialistes, alors qu’aux États-Unis, six millions de personnes sont dépendantes des opioïdes les plus sordides ? Ceux qui mettent en place un système dans lequel les gens doivent payer plus de mille dollars chez le dentiste ? Il faut oser l’insinuer. Pourtant, Theo Francken est très sérieux : le passage à une économie de guerre sonnera le glas de la sécurité sociale.

C’est également l’avis du journaliste français Rémi Godeau : « Disons-le plus avec clarté : l’économie de guerre impose de travailler plus longtemps et de rationner la prodigalité de l’État social. 7 » La sécurité sociale, le logement et les soins aux personnes âgées sont des « dépenses inconsidérées de l’État-providence ». Pour Francken, la sécurité sociale est « trop grasse ». Les dividendes faramineux de l’industrie de l’armement, la corruption dans les contrats d’armement et l’accumulation de milliards au sommet de la société sont passés sous silence.

Ce que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, appelle « l’âge de l’armement » ne peut que signifier « l’âge de la rupture sociale » pour la classe travailleuse européenne. Plus d’argent pour les chars, c’est moins d’argent pour les pensions ; plus d’argent pour les drones, c’est moins d’argent pour l’accueil des enfants.

« Le gouvernement allemand a commandé, entre autres, 105 chars Leopard II à Rheinmetall. Un char coûte environ 27,8 millions d’euros. Une nouvelle école primaire dans ma circonscription coûte 25 millions d’euros. Ce qui est bon pour Rheinmetall est mauvais pour les enfants de ce pays » 8 , affirme Gesine Lötzsch de Die Linke. Elle a raison. Il s’agit d’un choix politique dont les conséquences nous hanteront pendant des décennies. Il n’y a aucune raison d’accepter ces choix, et il n’est jamais trop tard pour dire radicalement non à ce modèle de société.

Rompre la course meurtrière aux armements

Dans le narratif de Trump, de Rutte ou de Francken, nous avons trop peu d’armes. C’est grotesque. Depuis dix ans, les dépenses militaires de la planète ne vont que dans une seule direction : vers le haut ! L’année dernière, 2 718 milliards de dollars ont été consacrés à l’armement dans le monde, soit une augmentation de près de 10 % par rapport à l’année précédente, a calculé l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI). Il s’agit de la plus forte augmentation depuis 1988. Les dépenses militaires des pays européens ont atteint 693 milliards de dollars en 2024. Cela représente une augmentation de 17 % par rapport à 2023 et de 83 % par rapport à 2015. Comment ça, trop peu d’armes ?

Le monde s’asphyxie peu à peu dans une course aux armements hallucinante. Celle-ci suit toujours la même logique : si un pays augmente ses capacités, les autres suivent. Quiconque pousse la logique de la dissuasion jusqu’au bout aboutira inévitablement à l’armement nucléaire de l’Allemagne et de l’Europe.

Dans le pire des cas, cette spirale aboutira à une guerre majeure avec de nombreux perdants et peu de gagnants. L’histoire nous enseigne que ce dangereux tourbillon ne peut être brisé que par des traités de désarmement mutuel. Cela nécessite une diplomatie réaliste, mais aussi un mouvement anti-guerre international fort, capable d’exercer une pression à partir de la base.

La production d’armes ne relancera pas l’économie

« Ce que beaucoup de gens oublient parfois lorsqu’ils entendent les montants supplémentaires astronomiques pour la défense, c’est que cet argent des contribuables est en grande partie réinjectée dans notre économie. » C’est ce que prétend notre ministre de la défense, Theo Francken. Le titre de sa publication sur X ne laisse planer aucun doute : « La défense est un business ! » 9

Le ministre Francken sait très clairement articuler les points de vue de l’OTAN et ceux de l’industrie de l’armement. La théorie selon laquelle des armements supplémentaires stimuleront l’économie est une constante de l’industrie militaire. C’est bien volontiers qu’elle appelle cela « keynésianisme militaire » : laissez les gouvernements soutenir massivement l’industrie de l’armement. Alors que le secteur automobile européen est dans l’impasse et que l’Allemagne est en récession pour la troisième année consécutive, elle veut nous faire croire que nous ferions mieux de passer de la production de voitures à celle de chars.

C’est évidemment un non-sens, car les familles n’achètent pas de chars d’assaut. On ne va pas en char chez grand-mère. Et pourtant, ces chars doivent être vendus. Il faut donc s’assurer qu’ils sont réellement utilisés, sinon l’industrie disparaît. En d’autres termes, la militarisation de l’économie exerce une pression permanente pour la guerre. Une guerre qui n’est pas destinée à être gagnée, mais à être continue, car toute paix devient une menace pour le taux de profit.

Le seul moyen d’y parvenir est un état de guerre permanent. C’est le modèle de Washington. Avec 850 bases militaires dans le monde, des interventions militaires et des coups d’État à n’en plus finir. La guerre de Corée en 1950, l’invasion de la baie des Cochons à Cuba en 1961, la guerre du Viêt Nam, les invasions de la Grenade et du Panama dans les années 1980, la guerre du Golfe en 1991, les guerres contre l’Afghanistan et l’Irak au 21e siècle, la guerre par procuration contre la Russie en Ukraine, et j’en passe. La guerre permanente est la seule façon pour le keynésianisme militaire de fonctionner.

De plus, la nouvelle course aux armements devrait en partie être payée par une nouvelle dette. « Comme aux États-Unis », disent les va-t-en-guerre. Ils oublient d’ajouter que la dette de Washington a atteint un niveau historique et que les disparités entre les riches et les pauvres n’ont jamais été aussi importantes. Voilà le coût d’une guerre quasi permanente.

Les chars ne remplissent pas les boîtes à tartines. L’augmentation des dépenses militaires n’améliorera pas le niveau de vie. La production d’armes ne présente aucun avantage économique. La production d’un char, d’une bombe ou d’un système de missiles ne profite pas au reste de l’économie. De plus, l’idée selon laquelle l’industrie militaire peut fournir beaucoup d’emplois est un mythe. Un euro investi dans les hôpitaux crée 2,5 emplois de plus qu’un euro investi dans l’armement. En termes d’efficacité des investissements en faveur de l’emploi, la défense n’arrive qu’en 70e position sur 100 secteurs différents. 10

En outre, les emplois dans l’industrie de l’armement ne sont pas sûrs non plus. En effet, ils dépendent de la continuité de la guerre. L’affirmation de Theo Francken est fausse. Les milliards qui sont aujourd’hui jetés dans les poches des fabricants d’armes ne reviennent pas à la société. Ils ne profitent qu’à un seul groupe : les fabricants d’armes eux-mêmes. Les bénéfices de Rheinmetall, Dassault, BAE Systems, Leonardo, Thales et Saab sont aujourd’hui astronomiques.

« Au cours du mois dernier, les rendements ont atteint plus de 1 000 % sur trois ans. Une moyenne de 400 à 500 % pour l’ensemble du secteur. C’est énorme. C’est gigantesque, c’est du jamais vu » 11, a déclaré l’économiste en chef de la KBC Bank. Oui, là Francken a raison, la défense est un business juteux.

La paix se construit sur le soin, la guerre sur les décombres

Pour alimenter encore davantage la course aux armements, le Premier ministre belge Bart De Wever aime répéter un slogan de l’époque romaine tardive, qui visait à enrayer le déclin de l’Empire romain d’Occident en renforçant la discipline martiale et en augmentant les dépenses militaires : « Si vis pacem, para bellum » – si vous voulez la paix, préparez la guerre. Cela n’a jamais été un slogan de paix. Ce slogan a toujours été celui de la militarisation et de la guerre. Mais la militarisation ne rend aucune société plus forte et, à peine quelques décennies plus tard, l’Empire romain s’est définitivement effondré.

L’histoire nous l’enseigne : les guerres et les courses aux armements ne sont pas arrêtées depuis le haut. Ceux d’en haut ne cessent leur militarisation et leurs guerres que si ceux d’en bas exercent une pression suffisante. Ce sont les gens qui en paient le prix, avec leur niveau de vie, leur avenir, leurs enfants, qui peuvent faire la différence. Si le mouvement syndical et le mouvement pacifiste se donnent la main et se renforcent mutuellement, beaucoup de choses sont possibles.

Plutôt que de s’adapter au nouveau consensus militaire, la gauche doit oser remettre en question de manière offensive le double standard de l’Occident, ses conflits d’intérêts belliqueux et sa course aux armements destructrice.

« Wenn wir zum Krieg rusten, werden wir Krieg haben », écrivait le poète allemand Bertolt Brecht à l’approche de la Seconde Guerre mondiale. Si nous nous préparons à la guerre, nous aurons la guerre. C’est ce que nous enseigne l’amère réalité du XXe siècle. La réalité est simple : ceux qui veulent la paix doivent préparer la paix, pas la guerre.

Pour la guerre, les milliards ne semblent soudain plus être un problème. Pour les besoins des gens, ce n’est pas le cas. C’est le monde à l’envers. Nous n’avons pas besoin de l’OTAN, nous avons besoin de la paix. La course aux armements ne mène pas à la sécurité, mais à plus d’inégalités, plus de violence et plus de guerres.

Nous ne parviendrons pas à la paix en succombant au dogme de l’armement et aux fétiches militaires d’aujourd’hui, mais en construisant de nouveaux rapports de force. La paix n’est pas une évidence, elle est le résultat d’une lutte. Une lutte dans laquelle les demandes de progrès social s’inscrivent dans une logique différente, une lutte qui ose penser en dehors du carcan capitaliste. Ce système dans lequel de puissants monopoles imposent leur avidité et règnent par les conquêtes, les guerres et une économie de destruction ne peut offrir un avenir aux humains et à la planète. « C’est la barbarie ou le socialisme », disait Rosa Luxemburg. Nous choisissons le côté du travail, de la paix et du socialisme.

  1. Theo Francken, X, 6 mai 2025, https://x.com/franckentheo/status/1919662431149711797?s=46
  2. Humo, 25 mars 2025.
  3. Pierre Rimbert, « Faire la guerre pour faire l’Europe », Le Monde Diplomatique, Dossier avril 2025, « Le piège du grand réarmement ».
  4. Humo, 25 mars 2025.
  5. Tom Sauer dans Humo, 25 mars 2025.
  6. Theo Francken : « Belgische boots on the ground in Oekraïne ? Dat is de logica zelve », De Tijd, 15 février 2025.
  7. Rémi Godeau, L’Opinion, 27 février 2025.
  8. Ulrike Eiffer, « Gewerkschaften in der Zeitenwende – Sozialpolitische Zeitenwende als Folge der militärpolitischen Zeitenwende », partie IV, Etosmedia.de, 2 avril 2025. https://etosmedia.de/politik/gewerkschaften-in-der-zeitenwende-sozialpolitische-zeitenwende-als-folge-der-militaerpolitischen-zeitenwende/
  9. Theo Francken, X, 13 avril 2025, https://x.com/FranckenTheo/status/1911321660981969231?s=19
  10. Socialist Economic Bulletin, 2025, « Increasing Military Spending Will Not Raise Living Standards » ; Socialist Economic Bulletin, « Comment and Analysis for the Movement against Austerity » (blog), 28 février 2025. https://socialisteconomicbulletin.net/2025/02/increasing-military-spending-will-not-raise-living-standards/.
  11. Tobias Santens, 6 mars 2025, « Aandelen van Europese defensiebedrijven gaan laatste weken de hoogte in : tijd om te beleggen ? », VRT, https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2025/03/06/defensie-aandelen-europa-beleggen

 

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