David Pestieau : « La scission de la Belgique peut être arrêtée si le peuple s’en mêle »
Peut-on arrêter la division de la Belgique voulue par les nationalistes d’ici 2024 ? En quoi le mouvement de solidarité pour les sinistrés des inondations est-il un énorme signe d’espoir ? Pourquoi le PTB sort-il le drapeau noir-jaune-rouge belge ? À l’occasion de la sortie de de son manifeste pour l’unité de la Belgique, nous avons rencontré son auteur, David Pestieau, vice-président du PTB.
En commençant son livre sur l'unité du pays, David Pestieau part de son vécu les pieds dans la boue liégeoise : « Le 20 juillet, jour de deuil national, je suis à Pepinster, l’un des endroits les plus touchés par le drame. Beaucoup de gens viennent d’Ath, d’Ostende, d’Anvers… avec les SolidariTeams. Beaucoup de personnes sinistrées n’en revenaient pas de cet élan de solidarité. Le soir-même, Bart De Wever disait sur une chaîne de télévision qu’il aimerait une union entre la Flandre et les Pays-Bas et qu’il préférait mourir « Hollandais du sud » plutôt que Belge. On ne pourrait mieux montrer le fossé entre le peuple et certains à la Rue de la Loi (siège du gouvernement belge, NdlR). »
La N-VA et le Vlaams Belang ont pourtant un fort soutien électoral...
David Pestieau. Certes, mais pas pour leur projet séparatiste. La population est dans sa grande majorité contre la scission du pays y compris au Nord du pays. Tous les sondages montrent que seuls 10 à 15 % des gens veulent une séparation. Mieux, deux tiers des habitants en Flandre veulent plus de Belgique… Oui, il y a deux pays en Belgique, mais ce ne sont pas les deux pays dont parle Bart De Wever.
C’est joliment résumé par l’écrivain flamand Tom Lanoye : « La Belgique est constituée de deux pays différents : les Belges, d’une part, et leurs hommes politiques, d’autre part. » Derrière son projet séparatiste, De Wever veut surtout casser la solidarité et la coopération.
Comment cela ?
David Pestieau. L’idéologie libérale portée par De Wever et les autres, c’est le chacun pour soi. Ils répètent : « Regardez votre voisin, le Wallon, l’immigré, le chômeur profiteur, il gagne plus que vous, il a ceci comme avantage, pas vous, il profite de vous, etc. » C’est une façon d’éviter que les gens regardent au-dessus : vers ceux qui dirigent, ceux qui ont l’argent, ceux qui sont responsables du pays tel qu’il est. Mais ce discours a du plomb dans l’aile : dans la population, spontanément, les gens s’entraident au-delà des frontières linguistiques, on l’a vu avec le soutien aux soignants pendant la crise du coronavirus, on le voit maintenant avec l’aide aux sinistrés des inondations.
Le problème, c’est que ces partis nationalistes maintiennent en otage la bulle politique de la Rue de la Loi. Les débats actuels dans les états-majors des partis traditionnels portent, à nouveau, sur ce qui va être détricoté, ce qui va rester de l’État fédéral et de la sécurité sociale. Notamment avec le Parti socialiste en Wallonie avec un courant de plus en plus régionaliste, Vooruit (socialistes flamands, NdlR), le CD&V (Parti social-chrétien néerlandophone) en Flandre.
2024, cela semble pourtant loin…
David Pestieau. C’est pourtant important de se mobiliser maintenant. Car les nationalistes ont une stratégie. Ils feront campagne sur le racisme, sur l’anti-establishment et sur leur profil d’opposant au gouvernement fédéral… Mais une fois la victoire électorale dans la poche, ils diront : « les électeurs nous ont donné un mandat pour scinder le pays. » Évidemment, vu que la population est contre, ils cachent leur agenda séparatiste sous des termes compliqués.
Comment font-ils ?
David Pestieau. Ils avancent masqués. Comme l’a dit Jan Jambon, le ministre-président flamand N-VA (parti nationaliste flamand, NdR) : « Le confédéralisme, ce n’est qu’un autre mot pour la scission, parce que les Flamands ne sont pas encore mûrs pour l’indépendance. » Et donc, ils sortent ce mot, « confédéralisme », que quasi personne ne comprend vraiment. Puis ils rassurent : « La Belgique ne va pas disparaître ! Ne vous inquiétez pas, il y aura toujours la famille royale, l’armée, les affaires étrangères… » Mais en fait, le confédéralisme c’est faire de l’État fédéral une coquille vide où la santé, le chômage, la justice, la police, la protection civile, les pompiers, etc. seront scindés.
Ce scénario était déjà en embryon dans l’accord que le PS et la N-VA négociaient à l’été 2020, dans leur tentative de former un gouvernement fédéral. De Wever veut recommencer en 2024. La N-VA a tiré les leçons de ce qui s’est passé en Catalogne (cette région espagnole a tenté de déclarer son indépendance en 2017, NdlR). Car une fois que vous déclarez l’indépendance, vous avez des problèmes : reconnaissance par l’Union européenne et les autres États, etc. Et, d’autre part, la population n’est pas pour. Donc, ils ont dû trouver quelque chose : « On divorce, mais on garde quand même une maison en commun avec quelques meubles et de temps en temps, on vient se voir. » Mais pour tout le reste, on est séparés. Dans un ménage, séparer les comptes, ne pas vivre sous le même toit les trois quarts du temps, c’est la première étape vers le divorce complet.
Le scénario d’une déclaration d’indépendance de la Flandre est donc exclu ?
David Pestieau. Non, c’est celui que suit le Vlaams Belang (Parti d’extrême droite flamand, NdR) : c’est le coup de force. C’est la déclaration d’indépendance unilatérale proclamée au Parlement flamand, et puis on négocie devant le fait accompli. C’est un scénario qui ne relève pas du tout du cinéma. C’est possible.
Et cela fait aussi les affaires de ceux qui veulent le confédéralisme de division. De Wever a évoqué la question d’un coup de force anticonstitutionnel, une sorte de coup d’État. Il dit en fait qu’il va falloir qu’on accepte ses conditions d’un confédéralisme, quitte à contourner la Constitution. Sinon, il va y avoir des « troubles civils ». Il insinue que si le Vlaams Belang est hors jeu après 2024, les électeurs du Vlaams Belang se sentiront trahis – parce qu’ils n’auront pas obtenu l’indépendance – et qu’ils descendront dans la rue, un peu comme les partisans de Trump au Capitole. Et c’est là que De Wever se présente comme le « pacificateur » et avance sa solution : le confédéralisme de division. Il entend utiliser la peur du scénario de la scission complète pour imposer le sien.
On voit donc que le Vlaams Belang et la N-VA ont deux rôles complémentaires : le premier ouvre des brèches et puis la N-VA se fait passer pour un parti responsable. Mais ils ont le même but : arriver à une Flandre indépendante pro-patronale et autoritaire.
Et les partis francophones et le Parti socialiste dans tout ça ?
David Pestieau. Depuis 2020, le PS a pris un tournant de plus en plus régionaliste. Paul Magnette (président du PS, NdlR) a nommé comme ministres fédéraux Pierre-Yves Dermagne et Thomas Dermine, qui sont régionalistes. Ce tournant fait plaisir à la N-VA qui a toujours rêvé d’avoir un partenaire du côté francophone qui veut aller aussi vers la scission.
À vous entendre, le combat semble déjà perdu…
David Pestieau. Pas du tout, au contraire. Un mouvement populaire peut empêcher ça. C’est tout l’enjeu de la campagne « We Are One » qu’on a lancée et du livre. Nous pouvons encore aller dans une autre direction. La majorité continue à s’opposer à la scission du pays.
Nous voulons orienter le pays vers plus de coopération et d’unité, au lieu de plus de concurrence et de division. Avec des alternatives fortes comme refédéraliser la santé, l’énergie et l’emploi au niveau national. On va mener une campagne pour gagner les esprits pour gagner cette bataille.
Il y a la diffusion massive des drapeaux belges « We Are One », des T-shirts, des autocollants lors des gros événements sportifs de cet été, l’Euro, les Jeux Olympiques et les championnats du monde de cyclisme en Belgique. C’est une bataille culturelle pour contrer le courant identitaire nationaliste flamand qui veut créer un « sentiment flamand » par la diffusion de drapeaux flamands, de films sur la Flandre…
Il y a aussi la lutte dans les syndicats, les mutuelles et les associations pour l’unité de la classe travailleuse et du pays.
Et votre livre là-dedans ?
David Pestieau. Nous voulons apporter du contenu, expliquer plus en profondeur notre vision. Ça, c’est le but de ce livre, court et accessible. Nous voulons débattre avec un maximum de gens dans tous les coins de Belgique. Je vais faire un grand tour de Belgique d’un an dans tout le pays avec le livre.
Vous pouvez commander le livre sur www.ptb.be/we-are-one-livre
Les sondages montrent pourtant que la N-VA et la Vlaams Belang sont à plus de 50 % à eux deux en Flandre…
David Pestieau. Les sondages sont souvent utilisés comme arme politique pour imposer un scénario déterminé. On le voit en France, avec le match annoncé Macron contre Le Pen en 2022 : le message est que les résultats des élections sont déjà connus et donc que voter ne sert pas à grand chose.
Il reste deux ans et demi avant 2024. Beaucoup de choses peuvent se passer. Mais tout dépend de la question principale : les travailleurs, les jeunes vont-ils entrer dans la bataille, sortir le débat de la bulle de la Rue de la Loi ? S’ils interviennent, ils bouleversent tous les scénarios.
On l’a vu avec les soins de santé. Jusqu’il y a un an et demi, il y avait une certaine unanimité pour aller vers la scission des soins de santé. Aujourd’hui, suite à la crise du COVID-19, il y a un courant, dans la population, mais aussi parmi les experts de la santé, dans les syndicats, dans les mutuelles, etc. pour aller vers une refédéralisation de la santé. Ça montre bien que des choses peuvent changer en quelques mois, quelques années.
Et quel rôle veut jouer le PTB ?
David Pestieau. L’idée de la gauche authentique, c’est que la politique n’appartient pas aux professionnels. La politique n’est pas quelque chose de passif. On ne consomme pas la politique. On est des acteurs. Et à partir du moment où le peuple devient un acteur, il peut changer les choses. On le voit encore avec la question des inondations : les gens disent « le politique ne fait quasiment rien pour sauver les gens ». Et qu’est-ce qui se passe ? Le peuple sauve le peuple. Quand il se met en action, il peut faire de grandes choses. Quand il reste passif, il ne se passe rien de bon.
Il y a un match d’ici 2024 et il y a des pronostics. Mais le match doit être encore joué. Et là on est dans la phase préparatoire (rires).
Quel serait au fond l’impact d’une scission sur notre portefeuille ?
David Pestieau. Non seulement ça coûtera plus d’argent, mais ce sera à nous de payer l’addition ! Par exemple, nos médicaments seront plus chers. Si on scinde l’assurance publique commune et solidaire qu’on appelle Sécurité sociale, on sera moins protégé. Le pot commun où nous versons notre contribution sera moins grand et, en cas de coup dur, sera moins efficace pour nous. Si vous n’avez pas assez de gens qui cotisent dès qu’il y a des problèmes importants, vous avez moins de possibilités de venir en aide aux gens.
Aujourd’hui déjà, le gouvernement belge n’est pas le meilleur pour négocier des bons prix avec l’industrie pharmaceutique. Mais il est clair que si c’est le gouvernement wallon ou le gouvernement flamand qui s’en charge, ce sera encore moins avantageux. Plus on est nombreux, plus on est forts et plus on peut peser dans une négociation. C’est bien pour cela que les nationalistes veulent couper syndicats et mutuelles en deux. Pour faire passer leurs mesures, leurs économies (que nous devrons payer), il faut affaiblir la résistance, enlever le pouvoir à la mutuelle ou aux syndicats d’agir.
Parce qu’il faut savoir qu’aujourd’hui, la Sécurité sociale est cogérée par les syndicats, que les soins de santé sont cogérés par les mutuelles. Les mutuelles et les syndicats ont donc leur mot à dire par rapport à ça. Bien sûr, on peut se demander si ça ne pourrait pas être mieux. Mais avec la scission, le contre-pouvoir de la mutuelle et du syndicat disparaîtrait. Et ça, c’est le but stratégique du patronat au nord du pays : laisser chaque individu seul face à l’État, l’administration.
Des lecteurs nous demandent que répondre en Wallonie à ceux qui disent « si on unifie à nouveau, tout l’argent va aller vers la Flandre », en Flandre, à ceux qui affirment « l’argent va trop de la Flandre vers la Wallonie ». Qui a raison ?
David Pestieau. Le premier transfert qui se déroule en Belgique, c’est le transfert qui va de la poche des travailleurs à celle des riches. Sous la législature précédente, 9 milliards d’euros sont passés de la poche des travailleurs aux comptes en banque des grandes entreprises et dans les dividendes pour les actionnaires. C’est 2200 euros par ménage de perdu (en Wallonie, à Bruxelles ou en Flandre) par an ! C’est la première chose qu’il faut mettre en cause.
Oui mais ces transferts entre Régions existent…
David Pestieau. Contrairement à ce que l’on peut croire, la Belgique est le pays fédéral où il y a le moins de transferts entre les régions – c’est deux à trois fois moins par rapport à d’autres États fédéraux comme la Suisse, au Canada, ou l’Allemagne. Chez nos voisins allemands, par exemple, la Bavière recevait de l’argent des autres Länder (les Régions en Allemagne) il y a 40 ans car elle était plus pauvre. Ils ont investi ça dans les infrastructures, dans l’industrie, dans les routes et la région est plus riche aujourd’hui. Donc, maintenant c’est la Bavière qui transfère à d’autres Länder.
En Belgique, ce n’est pas le cas. Or, ces changements de développement dans les régions, c’est une loi du capitalisme. La Wallonie était beaucoup plus riche que la Flandre pendant les 120 premières années de l’existence de la Belgique. Et c’est seulement les 70 dernières années que ça a changé. Et ça peut changer dans l’autre sens très rapidement.
Tant que la Wallonie reste moins riche, ces transferts continueront donc ?
David Pestieau. Les fameux transferts dont on parle de la Flandre vers la Wallonie, sont en réalité des transferts de la Sécurité sociale et des impôts liés à la solidarité interpersonnelle. Quelqu’un qui est riche à Anvers ou à Charleroi va donner plus d’argent à la Sécu qu’il ne va en recevoir. Quelqu’un qui est plus pauvre à Charleroi ou à Anvers va en recevoir plus. Il y a plus de pauvres à Charleroi qu’à Anvers mais ça ne veut pas dire que l’argent va d’Anvers à Charleroi. C’est un transfert entre personnes. Mais poussons la logique jusqu’au bout.
Aujourd’hui, les habitants de l’arrondissement d’Ostende « reçoivent » de l’argent du reste de la Belgique, parce qu’ils sont en moyenne plus pauvres que la moyenne nationale. Même chose pour Liège. Les arrondissements du Brabant wallon et de Louvain, eux sont bénéficiaires et donnent plus qu’ils ne reçoivent. Va-t-on demander maintenant la scission entre le « riche » Brabant wallon et le « pauvre » arrondissement de Liège, ou entre le « pauvre » Ostende et le riche « Leuven » ?
Vous dédicacez ce livre à « tous ceux et toutes celles de la classe travailleuse qui se lèvent chaque matin pour produire les richesses de ce pays ». L’avez-vous écrit pour eux et, si oui, pourquoi ?
David Pestieau. D’abord, précisons que si vous l’achetez, vous avez deux livres pour le prix d’un. Pour seulement 12,5 euros (rires). C’est un livre court, facile à lire et qui a deux entrées. Une entrée qui est le manifeste, une prise de position politique. Qu’est ce que nous voulons ? Comment allons-nous faire ?
Et puis, il y a une deuxième entrée dans le livre : 20 questions-réponses sur la Belgique. Comment est née la Belgique ? Pourquoi c’est si compliqué ? Ça veut dire quoi la scission des soins de santé ou de la police ? On essaie de répondre à des questions que les gens peuvent entendre et qu’ils ne comprennent pas. On veut rendre ça accessible. Dans l’introduction de cette partie, je cite l’humoriste français Coluche qui a dit un jour : « Un technocrate, une fois qu’il a répondu à votre question, vous ne comprenez plus la question que vous lui avez posée ». Remplacez « technocrate » par « politicien belge » et vous êtes proche de la réalité (rires).
Mais ces questions institutionnelles restent malgré tout complexes...
David Pestieau. Le fait de rendre les choses compliquées, d’avoir un langage qui fait appel à toutes sortes de termes techniques sert avant tout à cacher les véritables enjeux. On ne veut pas dire la vérité parce que si on la disait, les gens se révolteraient. Par exemple, les partis traditionnels sont en train de discuter de la scission des soins de santé. Le PS et la N-VA disent : « Nous allons scinder l’organisation des soins de santé, mais nous allons maintenir la Sécurité sociale fédérale. Le financement va rester fédéral. Ne vous inquiétez pas. »
Ce n’est donc pas tellement grave ?
David Pestieau. Au contraire. Pour reprendre l’image d’un couple : si vous avez un compte commun mais que chacun peut le dépenser comme il veut de son côté, tôt ou tard ça va péter. Sauf si vous êtes milliardaire. C’est la même chose ici.
Ils savent très bien qu’une fois que l’organisation est scindée, le reste suivra. C’est ce qui s’est passé dans l’enseignement. En 1980, il y avait deux ministres fédéraux de l’Enseignement, un néerlandophone et un francophone. Il n’a pas fallu dix ans pour que l’enseignement soit scindé. De Wever dit explicitement qu’il veut employer la même tactique.
Dans les soins de santé, ceux qui prétendent que « nous avons scindé l’organisation des soins de santé mais ne vous inquiétez pas, la Sécurité sociale va rester fédérale », c’est faux. Ça va mener à sa scission. La Sécurité sociale, c’est la cathédrale du monde du travail, construite pierre par pierre par la classe travailleuse. C’est d’ailleurs ça qui nous a sauvé durant l’épidémie du coronavirus.